LEVENS (06) : L'AFFAIRE VERT AZUR (1)
Une association para-municipale, le maire en tant que maire et membre du conseil d'administration de la dite association, et un dessinateur naturaliste, veulent faire condamner lourdement trois associations qui combattent le PLU. Un dossier éclairant sur les moeurs et la gestion de l'argent public
1ère Partie : 60 000 EUROS POUR UN TRACT
Vert Azur, association levensoise, Antoine Véran, maire depuis 20 ans (candidat à sa propre succession) et Gilles Lautussier ont assignés au Tribunal de Grande Instance de Nice, trois associations de la commune: L'ADSLevens, les Perdigones et Levens Avenir.
Ils leur réclament de très fortes provisions (60 000 euros) pour « contrefaçon ». L'assignation par huissier date de début juin 2012 et la convocation en audience de référé (c'est à dire en procédure d'urgence) pour faire cesser le « trouble »... est donnée à fin septembre, près de 5 mois après les faits reprochés !
Après de multiples renvois, en mars 2013 le tribunal de Nice se déclare incompétent et propose de renvoyer sur le tribunal de Marseille, seule juridiction dans la région compétente en matière de droit de la propriété intellectuelle, c'est-à-dire de droit d’auteur.
Tollé des plaignants, explications oiseuses à l’appui, ce ne serait plus le droit d’auteur ou la contrefaçon l'objet de leur saisie du tribunal.
Le juge ne les suivra pas et en mai 2013, renvoie définitivement devant le tribunal de Marseille. Malgré ce premier camouflet, le Maire et ses deux « associés » continuent à poursuivre.
Mais quelle grave forfaiture pourrait justifier pareil acharnement?
UN TRACT EN LIGNE DE MIRE
Les faits incriminés remontent à début Mai 2012. A cette époque là, on est à Levens en plein débat sur le PLU. Tracts, réunion publique, articles de presse et blogs se font l'écho d'une population qui s'interroge fortement. Le mécontentement est partout sur la commune. Il traverse tous les quartiers et ne se limite pas aux opposants du maire.
Le débat est mené depuis quelques mois par les trois associations Levensoises (ADSLevens, Les Perdigones, Levens Avenir). Elles ont unis leurs efforts car elles estiment que l'enjeu pour le futur de la commune est important.
En mai 2012 elles sortent un nouveau tract. Sa « Une » caricature une affiche qui annonce le salon « des loisirs verts », organisé par « Vert Azur » et abondamment sponsorisé, notamment par la mairie et la métropole.
L' affiche, jolie au demeurant, donne une interprétation idyllique de la nature à Levens. Le Grand Pré, lieu emblématique devenu le lieu à tout faire, est figuré avec des animaux de la ferme et de la nature. Lapins, poules et moutons côtoient sangliers, chiens de chasse et chevreuils, tous contemplent l'ondoiement des blés, avec en fond un village idéalement pastoral ...
CONTREFACON OU CARICATURE ?
Evidemment cela ne correspond pas à la réalité. Levens est la commune de Nice Côte d'Azur qui a eu la plus forte augmentation de population ces dernières années. 2 600 habitants dans les années 90 (la population a quadruplé depuis les années 75), Levens compte 5 000 habitants aujourd'hui. Cette urbanisation a dévoré l'espace, le mitage est partout. La population a grandi mais pas le travail ou les services; 3/4 des actifs travaillent à l'extérieur de la commune à tel points que les documents du PLU parlent de "commune dortoir"
Ce PLU va faire passer une étape de plus: terres fertiles bétonnées, espaces naturels remarquables en danger (notamment le Férion) avec la possibilité d'y construire jusqu'à 1000 m2 au sol sur 13 de haut, zonages incohérents ...
Pour appuyer leur point de vue, les trois associations ont donc repris l'affiche bucolique, y ont ajouté des immeubles et un slogan « Ne m'appelez PLU jamais Vert Pays ». Un slogan en clin d'œil au débat du moment, sachant par ailleurs que « Vert Pays » est l'identifiant de la commune.
Cela s'appelle une caricature, et le droit français l'autorise, au nom du principe de la liberté d'expression.
La mairie et ses acolytes ne voient pas les choses de cet œil là. En grande difficulté dans le débat sur le PLU, cette critique leur fait voir rouge. Après réflexion – (rappelons que la procédure du référé se justifie dans l'urgence) - 1 mois après la fin de la distribution du tract - ils assignent les associations pour « contrefaçon ». (voir l’assignation).
Ils assimilent cela au droit des marques, il s'agit pour eux d'une grosse affaire financière. A cause du tract ils perdraient de l’argent et réclament « en provision » des sommes colossales : 20 000 euros pour la mairie, 30 000 € pour Vert Azur et 10 000 € pour le dessinateur.
Ce n'est pas la première fois que le maire de Levens ne respecte pas la liberté d'expression. En novembre 2011, l’association Les Perdigones avait dû l’assigner en référé liberté au Tribunal Administratif pour le refus de mise à disposition d’une salle communale. Le maire ne voulait pas que l’association parle de sujets qui le dérangent comme l’agriculture à Levens et un projet contesté d’immeubles au quartier de l’Orte, dans une zone inondable et fertile. Ce n’est que devant la saisine du Tribunal Administratif qu’il a, au dernier moment, reculé. Mais le juge du TA a reconnu l’abus de pouvoir et l’a condamné malgré tout. Levens (06) le festival alimen'terre censuré et Festival alimenterre à Levens (06) : La justice donne raison aux "perdigones".
LA LIBERTE D’EXRESSION : UN PRINCIPE INCONTOURNABLE
Pourtant en matière de liberté d’expression, le droit français et international est très explicite, voici ce qui fonde notre « vivre ensemble » :
-La déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948
- Art. 19 : "Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit"
- La déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 :
- Article 10 « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
- Article 11 « « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
- L’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle,
« Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire… (alinéa 4) la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre. »
DES PRECEDENTS D'UNE BIEN AUTRE ENVERGURE
Parodie, caricature, pour faire valoir des idées, l’humour, noir ou plus léger, est abondamment utilisé. Les exemples en sont nombreux, en voici un florilège.
Pour commencer, à propos de la crise et de la société de consommation (crisebox-les-coffrets-cadeaux-de-la-crise)
Puis une parodie des campagnes de l’opticien Kriss avec en « vedette » les candidats à la dernière élection présidentielle, des portraits à l’humour parfois grinçant (affiches-campagne-pub-krise)
D’autres contre l’Aéroport de Notre Dame des Landes, qui ont la dent très dure, celle-ci ou celle là
Mais dans certains cas, la liberté d’expression ne peut elle être jugée abusive ?
Par exemple en matière du droit des marques, ne peut-on parler de contrefaçon ou déplorer un préjudice par une atteinte à l’image de marque ?
Certains l’ont tenté, sans résultat. N’en déplaisent au maire de Levens, à l’association « Vert Azur » et au dessinateur Gilles Lautussier, entreprises qui auraient subi un énorme préjudice à cause du tract des associations, ces affaires portées récemment devant la justice ont mis en scène des enjeux et des protagonistes d’une bien autre envergure : ainsi des affaires Esso et Areva contre Greenpeace.
Elles ont largement tourné autour de ce point central : liberté d'expression licite ou abus de ce droit? Les plaignants étaient beaucoup moins gourmands, preuve peut être de leur bonne foi ?
- En référé, Esso réclamait 0 € de provision !
- En référé, Areva réclamait 0 € de provision !
Chacun pourra comparer avec les 60 000 euros de provisions demandées aux trois associations par Vert Azur, le maire de Levens et Gilles Lautussier.
Des sommes certainement justifiées par leur renommée, bien supérieure à celle d’Areva ou d’Esso !
Des enjeux (le nucléaire et la santé) certainement moins important que la manifestation levensoise qui comme chacun le sait a déchainé les médias !!!!!
En 2002, pour dénoncer l’impact environnemental d’Esso, l’association Greenpeace avait lancé une campagne détournant le logo d’Esso en barrant les deux SS pour évoquer les dollars et en l’associant à plusieurs légendes.
La compagnie pétrolière reprochait à l’association d’avoir reproduit sans autorisation sa marque, de l’avoir contrefaite et de la dénigrer.
Elle gagna une première fois en référé en 2002 mais perdit en appel de ce référé en 2003, puis lors du jugement au fond en 2004.
Au final, la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 16 novembre 2005, a jugé définitivement que la campagne de Greenpeace contre la politique environnementale d’ESSO s’inscrivait dans les limites de la liberté d’expression, principe à valeur constitutionnelle, estimant que les références à la marque « ne visent manifestement pas à promouvoir la commercialisation de produits ou de services, concurrents de ceux de la société appelante, au profit de l’association Greenpeace France mais relève d’un usage purement polémique étranger à la vie des affaires et à la compétition entre entreprises commerciales ». La cour n’a pas retenu davantage le dénigrement jugeant que la critique de la politique d’Esso n’excédait pas non plus les limites de la liberté d’expression
Pour dénoncer les politiques environnementales, cette fois du géant du nucléaire français, l'association écologiste avait, toujours en 2002, lancé une autre campagne publicitaire en associant le logo d'Areva à une tête de mort assortie du slogan "Stop plutonium l'arrêt va de soi".
Là l’accusation de contrefaçon avait été rejetée par le juge, dés le référé cette fois, et cela n’avait plus été mis en cause.
Cependant, lors du jugement sur le fond le 9 juillet 2004, comme lors de l'appel le 17 novembre 2006, le dénigrement avait été retenu.
Les magistrats avaient considéré que la présence d’une tête de mort ou d’une représentation d’un poison mortel sur le logo détourné d’Areva conduisait « à penser que tout produit ou service diffusé sous ce sigle (était) mortel ». Ils avaient estimé que ce message associant directement l'image de mort au sigle d’Areva, pouvait entraîner une réaction de peur ou de rejet sur l'ensemble de des services et produits de la société.
L’affaire est allée jusqu’en cassation; La cour de cassation, en dernière instance, le 8 avril 2008 a tranché, une fois encore, en faveur d'une absence d'abus de la liberté d'expression "En agissant conformément à son objet, dans un but d'intérêt général et de santé publique, par des moyens appropriés à cette fin, Greenpeace n'a pas abusé de son droit de libre expression." (lien jugement définitif de la cour de cassation).
Dans tous les cas, c’est le droit de caricature (même à partir du logo d’une marque) et celui de la liberté d’expression (critique) qui est rappelé par les juges.
Cette victoire de la liberté d'expression est un fondement de la démocratie. La nier c'est se situer sous d'autres régimes.
Que cherchent Vert Azur et le maire de Levens ? Étrangler financièrement les associations qui pensent différemment ? Etrangler leur expression ?
Il n'est pas dit que la manœuvre réussisse. Il n'est même pas dit qu'elle ne se retourne pas contre leurs auteurs tant l'examen des pratiques des plaignants nous a révélé bien des choses…
Prochain article : MAIS QUI EST VERT AZUR?